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Un dîner au Champagne les attendait dans immense salle à manger donnant elle aussi sur la mer. Sur la nappe damassée, les flûtes en cristal et les couverts en argent d’un autre siècle scintillaient dans la lumière intime et chaleureuse du chandelier. Ils dégustèrent un succulent homard grillé nappé d’une sauce au beurre blanc et terminèrent par une symphonie de fruits frais exotiques dont Eve aurait été bien en peine de citer les noms. Longtemps avant de parvenir à s’avouer qu’elle aimait Connors, elle avait dû se résoudre à l’idée qu’elle ne pouvait se passer des mets raffinés dont il la comblait.
Après le repas, il l’emmena se baigner dans un petit lagon sous les palmiers et le clair de lune. Allongée sur le dos dans l’eau tiède, Eve se laissa bercer par le chant des oiseaux de nuit et savoura des instants inoubliables, à des années-lumière du stress permanent que lui imposait son métier. Connors la contemplait en silence, tout à son bonheur. Il ne lui avait pas menti. C’était la première fois que l’amour le frappait ainsi en plein cœur. De toutes les femmes qu’il avait connues, Eve était la seule dont la présence, le contact lui étaient aussi indispensables que l’air qu’il respirait. Au-delà de leur enivrante entente physique, le désir profond et apparemment insatiable qu’elle lui inspirait était pour lui une véritable fascination. Tout chez elle l’émerveillait : son intelligence, son cœur, ses cicatrices secrètes... Et quelle ironie que la femme de ma vie soit dans la police ! songea-t-il, lui qui pendant une longue partie de sa vie s’était ingénié à fuir les représentants de l’ordre public.
Amusé, il se déshabilla à son tour et se laissa glisser dans l’eau auprès d’elle. Eve trouva tout juste l’énergie d’entrouvrir les yeux. Il lui tendit une flûte de champagne et l’aida à refermer ses longs doigts fins autour du pied en cristal. D’un geste lent, elle porta le verre à sa bouche.
— Quelle vie à part tu mènes ! murmura-t-elle, enroulant lascivement les jambes autour de ses cuisses. Tu as les moyens d’exaucer le moindre de tes désirs, de voyager où bon te semble. Envie d’une nuit romantique au Mexique ? Tu montes dans ton jet et le tour est joué, alors que la plupart des gens se contentent de la réalité virtuelle.
— Je préfère l’authentique.
— C’est cette excentricité qui me plaît en toi répondit Eve en se lovant contre lui.
Avec ce regard conquérant qui la faisait fondre, Connors lui prit son verre des mains et le posa sur le bord. Il déposa une traînée de baisers humides le long de sa nuque frémissante, puis emprisonna ses seins ronds et fermes dans ses paumes et les pétrit doucement à un rythme langoureux. Le cœur d’Eve se mit à battre 1a chamade et sa respiration se fit haletante.
— Laisse-toi aller, Eve, murmura-t-il d’une voix rauque.
Puis il se pencha et embrassa ses seins l’un après l’autre, caressant de sa langue leurs pointes érigées. Lorsqu’elle sentit ses doigts s’aventurer entre ses cuisses, Eve crut défaillir de plaisir. Les caresses subtiles qu’il lui prodiguait éveillèrent au fond de son être une myriade de sensations délicieuses. Soudain, elle se raidit entre ses bras et laissa échapper un gémissement de volupté, les sens chavirés.
Ce n’était que le prologue d’une longue nuit d’amour.
A neuf heures précises, Eve poussa la porte de son bureau en chantonnant.
— Ton entrain fait plaisir à voir, lui dit Feeney d’une voix morne, les pieds plantés sur le bureau. J’en déduis que Connors est de retour.
— Une bonne nuit de sommeil et me revoilà en pleine forme, répondit-elle évasivement en lui poussant les jambes.
— Eh bien, tant mieux, parce que la journée ne va pas être de tout repos. Le rapport du labo vient d’arriver. Le couteau ne correspond pas.
La bonne humeur d’Eve s’évanouit comme par enchantement.
— Comment ça ?
— La lame est trop large d’un centimètre.
— C’est peut-être l’angle des blessures ou la force du coup, suggéra-t-elle sans y croire elle- même. Et le sang ?
— Le génotype correspond à celui de David Angelini mais, selon le labo, les traces ont au moins six mois. D’après les fibres, le couteau servait à ouvrir des paquets. Il a dû se couper avec. En tout cas, rien à voir avec l’arme du crime. Et sans preuve matérielle, c’est la libération assurée.
— Les autres équipes auront peut-être eu plus de chance, dit Eve, refusant de céder au découragement.
Frottant son visage dans ses mains, elle réfléchit un moment.
— Nous partons du principe que Marco Angelini ment, d’accord ? Et s’il ment, c’est logiq ment pour protéger son fils. On peut donc en déduire que, s’il le croit coupable, c’est qu’il a une bonne raison. A nous de la trouver. J’ai rendez-vous dans deux heures avec le Dr Mira. En attendant, je vais retourner cuisiner Marco Angelini. Il finira bien par craquer.
Malgré deux heures d’interrogatoire intensif Marco Angelini demeura inébranlable. En désespoir de cause, Eve dut s’en remettre à l’avis de 1a psychanalyste.
— A votre avis, docteur Mira, David Angelini est-il capable d’avoir égorgé sa mère ?
La psychanalyste se cala dans son fauteuil et croisa ses mains sur ses genoux avec sa serenité coutumière.
— D’après les tests, je peux simplement vous dire qu’il s’agit d’un jeune homme perturbé, manifestant un égocentrisme et un sens de l’autoprotection exacerbés. Au risque de vous décevoir, il est à mon avis davantage susceptible de fuir tout conflit, si mineur soit-il, plutôt que de l’affronter. Votre homme est du genre à inventer des mensonges, et à y croire lui-même le premier, afin de préserver son amour-propre. Il recherche l’approbation et même les compliments dont il a d’ailleurs l’habitude. Il aime imposer sa volonté.
— Et lorsqu’il connaît des revers ?
— Ce jeune homme est si persuadé de sa valeur et de son talent qu’en cas d’échec il en rejette systématiquement la responsabilité sur autrui. Il joue parce qu’il a le goût du risque, mais surtout parce qu’il ne croit pas pouvoir perdre. Et il perd parce qu’il se considère au-dessus du jeu.
— Comment réagirait-il selon vous si, à cause de ses dettes de jeu, il se savait menacé de représailles ?
— Il adopterait la politique de l’autruche. Étant anormalement dépendant de ses parents, il attendrait d’eux qu’ils réparent les dégâts.
— Et en cas de refus de leur part ?
Mira resta un instant silencieuse.
— Vous aimeriez que je vous dise qu’il réagirait par la violence, n’est-ce pas ? Une violence pouvant aller jusqu’au meurtre. Désolée de vous décevoir, mais les diverses évaluations excluent formellement cette hypothèse.
— N’aurait-il pas pu simuler ? insista Eve qui refusait encore à lâcher prise.
— Vu la constance des résultats, c’est très improbable.
— Donc selon vous, le meurtrier court toujours, c’est ça ?
— J’en ai peur.
Découragée, Eve se laissa tomber dans un fauteuil.
— Si je suis sur une fausse piste, où dois-je donc chercher ? se murmura-t-elle à elle-même. Et quelle sera la prochaine victime sur la liste ?
— Malheureusement, ni la science ni la technologie ne sont capables de prévoir l’avenir, dit le Dr Mira. Avez-vous fait placer Nadine Furst sous protection ?
Oui, mais elle ne se montre guère coopérative. La mort de sa collaboratrice l’a bouleversée.
— Tout comme vous.
Les mâchoires d’Eve se crispèrent et son regard se perdit un instant dans le vague.
— Plus que vous ne pouvez l’imaginer.
— Pourtant vous paraissez inhabituellement reposée ce matin.
— Je me suis accordé une bonne nuit de sommeil, répondit Eve, embarrassée.
Par bonheur, juste à cet instant, son vidéocom portable bourdonna.
— Lieutenant Dallas, j’écoute ?
C’était Feeney.
— Je te conseille de jeter un coup d’œil au journal de midi sur Channel 75. Ensuite dépêche- toi de revenir ici. Le grand patron veut nous passer un savon.
Quand Eve coupa la communication, la psychanalyste avait déjà allumé son écran. Le visage poupin de C. J. Morse apparut à l’image.
«... bavures s’accumulent. Selon une source bien informée, David Angelini reste le principal -suspect des trois meurtres. Pourtant, Marco Angelini, P.
— D.G. d’Angelini Export et ex-mari de a première victime, s’est rendu à la police hier. Malgré ses aveux complets, il n’a fait l’objet d’aucune inculpation et la police persiste à détenir son fils. »
Marquant une pause stratégique, Morse se tourna vers une autre caméra, la mine grave.
«Par ailleurs, les expertises ont formellement établi que le couteau retrouvé lors de la perquisition au domicile new-yorkais des Angelini n’est pas l’arme du crime. Mirina Angelini, la fille du procureur Towers, m’a accordé cette interview exclusive ce matin même.
Le visage révolté de la jeune fille apparut en gros plan à l’écran.
«Comme si le meurtre odieux de ma mère en pleine rue n’était déjà pas suffisamment traumatisant, mon frère et mon père viennent d’être arrêtés. La police s’acharne sur ma famille pour dissimuler sa propre incompétence à l’opinion. Je ne serais pas étonnée de me retrouver moi- même sous les verrous d’ici peu ! »
Vint ensuite une série de questions tendancieuses du journaliste qui renforcèrent la jeune femme au bord des larmes dans ses accusations.
« La famille Angelini serait-elle victime de harcèlement policier ? Tout le laisse à penser, reprit ensuite Morse. Selon des rumeurs de plus en plus insistantes, la police tenterait d’étouffer ces incompréhensibles flottements. Aucun commentaire de la part du lieutenant Eve Dallas qu’il nous a été impossible de joindre. »
— Quel menteur ! explosa Eve. Il n’a même pas essayé !
Folle de rage, elle se leva d’un bond et prit son sac.
— Vous devriez analyser ce type-là, lança-t-elle au Dr Mira avec un geste du menton en direction de l’écran. Vous diagnostiqueriez à coup sûr des tendances mégalomaniaques.